L’agaric des trottoirs (Agaricus bitorquis) : une force de la nature
(Par christian Tarby, adhérent SMTB et président AMBD)
En ce tout début de décembre, j’avais des raisons fondées et raisonnables de considérer que la saison fongique était définitivement close. Bien sûr, je l’avais encore prolongée la semaine précédente avec une sortie informelle sur le terrain, accompagné d’un nombre honorable d’adhérents. Une toute dernière escapade bien tardive mais pourtant encore fructueuse. Mais là, c’était fini, bien fini…
Aujourd’hui, le changement de lunettes préconisé par mon opthalmologue représentait ma principale préoccupation. Dans cette optique (j’assume), j’avais pris rendez-vous avec la Mutualité du Doubs. J’étais en train de me garer autour de son bâtiment, rue des Cras, quartier de Palente à Besançon lorsque mon téléphone connecté dans la voiture retentit. Mon épouse accepta la communication émanant d’un portable en engageant la conversation :
– Oui, bonjour,
– Bonjour Madame. Je suis M. S. J’aurais absolument besoin de parler à M. T. Puis-je le joindre ? J’ai un grave problème avec des champignons. C’est mon pharmacien de Roulans qui m’a communiqué son numéro, entendis-je de la part d’un homme au débit nerveux et empressé, qui semblait manifestement angoissé.
– Nous sommes en voiture. Il vous entend. Il finit de faire son créneau et il vous répond, avait rétorqué mon épouse d’une voix calme et posée susceptible de l’apaiser.
– Bonjour Monsieur. Qu’est ce qui se passe ? avais-je questionné sans tergiverser, voulant en venir tout de suite au fait, intrigué par « son grave problème. »
– Je suis entrepreneur de travaux publics spécialisé dans les travaux d’enrobage et de goudronnage à Vennans. Je voudrais obtenir des renseignements sur des champignons qui ont complètement saccagé mon travail. Puis-je vous les montrer ?
Honnêtement, je plane un peu. Je n’ai pas encore bien cerné son souci mais je réponds favorablement à sa requête.
– Oui, bien sûr. Je serai à mon domicile à Baume à telle adresse dans 1 heure. Vous êtes le bienvenu.
– Ah, désolé mais ce n’est pas simple pour moi. Je dois impérativement rester sur mon chantier jusqu’à une heure tardive.
– Il se trouve où votre chantier ?
– À Besancon dans le quartier Saint Claude.
– Donnez-moi l’adresse exacte. J’arrive dans moins d’une heure.
– Ah, euh, c’est super sympa !!! , répondit-il, ravi et étonné.
En fait, coïncidence invraisemblable, j’avais réalisé que j’étais seulement à quelques pas du lieu où des explications détaillées allaient enfin éclairer ma lanterne.
Notre homme nous attendait. Nous étions à peine sortis de la voiture qu’il nous tendait déjà un seau blanc en plastique rempli d’un magma informe de champignons blanchâtres baveux peu ragoûtants, recouverts de sables et de petits cailloux.
Alors que j’avais pris un exemplaire du bout des doigts et l’observais avec attention, mon épouse rompit le silence :
- Des agarics des trottoirs, j’en étais sûre. Ça ne fait aucun doute. Je reconnais bien là sur son pied court et trapu, son anneau typiquement double « en roue de poulie ou en jante d’une roue de voiture ». (figure n°1)
Figure n°1
Bien vu ! Nous étions effectivement en présence de ce cousin du rosé des prés mais évidemment en plus robuste. En fait, cette espèce d’agaric nous était familière car nous en observions régulièrement chaque année devant chez nous quelques exemplaires se plaisant à percer la groise, mélange de cailloux et d’argile, là où stationnent des voitures du quartier. (figure n°2)
Figure n°2
De toute façon, en plus de l’anneau caractéristique à double bord repéré par mon épouse, le chapeau convexe, charnu, blanc, les lames gris rosé sale à arête pâle, le profil trapu, la chair ferme confortaient son identification.
– Voici, monsieur, nous avons affaire à un champignon qui s’appelle « l’agaric des trottoirs », tout simplement parce que son chapeau soulève parfois le bitume des trottoirs d’une façon spectaculaire pour sortir à l’air libre. Il s’installe généralement en milieu urbain, marquant sa préférence pour les sols durs et tassés tels que les bords de route et pousse, sans vergogne, au milieu des trottoirs ou des allées goudronnées, pouvant percer les revêtements les plus résistants.
– Ah, bon, merci. Ça ne résout pas mon problème mais je dispose au moins d’informations précises sur le responsable de tous mes maux, conclut notre accueillant qui met ainsi fin à notre séance de détermination et qui nous invite à le suivre.
Chemin faisant, il nous explique qu’il a complètement aménagé au printemps de cette année, la cour intérieure de la grande propriété dans laquelle nous pénètrons.
Il a appliqué son savoir-faire habituel et utilisé des matériaux de qualité, du tout-venant en sous-couche approvisionné toujours au même endroit à Marchaux et un enrobé d’une épaisseur non négligeable de 4 cm. Jamais de problème en 25 ans d’activité professionnelle. Mais là !
– Regardez la catastrophe. Jamais, dans ma longue carrière, je n’ai observé une détérioration aussi importante et rapide. Un enrobé qui se fissure, se craquelle et même se gondole sur 140 m2 en pas 8 mois d’existence, ah ça, jamais ! (figure n°3)
Figure n°3
Puis, poursuivant :
– J’ai donc découpé un mètre carré d’enrobé (figure n°4) pour démasquer les coupables et ai découvert, sur le tout-venant sous-jacent, ces satanés champignons. On peut présager raisonnablement que plusieurs centaines de spécimens sont comprimés là, prisonniers sous l’enrobé, et vont poursuivre leur œuvre dévastatrice. En tout cas, ma cour est foutue et bien foutue.
Devant ce désolant spectacle et ces dégâts impressionnants, nous étions aussi abasourdis que notre entrepreneur et compatissions à son légitime découragement. Quand ce dernier, se reprenant :
– Est-ce que je suis responsable ? Est-ce qu’on peut m’accuser d’avoir amené un tout-venant imprégné de mycélium ? (sic)
Figure n°4
Légèrement décontenancé par la question qui relevait plus du droit que de la mycologie, je réagis quand même promptement :
- Certes, vous avez offert à notre champignon démolisseur, un sol dur, tassé, en pleine ville, donc des conditions idéales pour son remarquable développement mais vous n’avez commis aucune faute même vénielle. Il n’était pas présent à l’origine. Ensuite, il fait ce qu’il veut, où il veut, quand il veut. En conséquence, vous devez être exonéré de toute culpabilité. Maintenant, l’affaire reste contrariante, notamment vis-à-vis de votre client. Je vais me renseigner sur le plan juridique et des assurances et vous tenir informé de toutes mes démarches. Ce n’est certainement pas le premier problème de ce genre à survenir.
Voilà. Nous nous étions quittés sur ces dernières paroles après avoir échangé nos coordonnées, nous promettant de nous tenir mutuellement informés de l’état d’avancement de nos recherches.
Malheureusement, tout au moins pour tous les curieux, cette affaire hors du commun s’est arrétée brusquement. Le surlendemain, en effet, l’entrepeneur est venu me rendre visite à mon domicile pour me faire part de ses intentions :
– d’une part, il ne voulait surtout pas se fâcher avec son client architecte de métier, qui, si j’ai bien compris, était par ailleurs le principal pourvoyeur de ses chantiers,
– d’autre part, il se refusait à se lancer dans une inextricable et énergivore négociation avec les assurances, pas convaincu d’un résultat final favorable.
Il avait donc choisi de réfectionner,intégralement à ses frais, toute la grande cour de 140 m2 complètement envahie et ravagée par ces coquins de bitorquis. Il m’a assuré qu’il allait râcler profondément le tout venant et le remplacer et qu’il allait utiliser un antifongique puissant.
Espérons que son plan d’action réussisse. Je lui souhaite vivement mais j’éprouve quelques doutes légitimes connaissant les extraordinaires capacités de nos amis champignons.
En tout cas, et c’est bien dommage, nous avons été privés d’une résolution juridique qui aurait pu servir utilement de jurisprudence.
Pour conclure, gardons en mémoire la genèse de toute cette extravagante histoire : la force de la nature, une nature capable d’insuffler une phénoménale puissance à un de ses sujets du monde fongique, l’agaric des trottoirs. Un insignifiant corpuscule en état de soulever des tonnes quand les cellules de ses basidiomes sont gonflées d’eau.
D’autres de ses congénères bénéficient-ils des mêmes avantages naturels ? Certainement et vous en connaissez. Pour ma part, j’ai toujours été très impressionné par l’amanite du chêne (Amanita dryophila) très présente sur ma propriété, une « amanitopsis » inféodée au chêne qui perfore au cœur de l’été avec une facilité déconcertante le sol tassé dur comme du ciment. (figure n°5)
Figure n° 5
Voilà donc évoqués ci-avant deux champignons dotés d’une puissance extraordinaire. Deux forces de la nature, l’un massif, râblé, trapu, l’autre, élancé, haut, athlétique qu’il serait intéressant de confronter en un combat singulier à l’issue incertaine. Mais cela est une autre histoire…