Les agarics : de délicieux comestibles mais aussi de redoutables toxiques
(Par christian Tarby, adhérent SMTB et président AMBD)
Un été sec, des pluies abondantes à la fin août ou au début septembre et voilà que le mycélium des champignons des prairies et des pâturages produit ses multiples sporophores. Ceux de l’excellent rosé des prés (Agaricus campestris) bien connu du public et si convoité mais aussi ceux des dangereux agarics jaunissants de la section Xanthodermatei, dont le chef de file est le perfide agaric jaunissant (Agaricus xanthoderma).
C’est cette espèce, qualifiée de « péril jaune » par certains mycologues, qui, en 2022, est à l’origine, en France, du plus grand nombre d’hospitalisations dues aux champignons. C’est aussi cette espèce qui est la star de l’anecdote qui suit, y tenant le rôle principal à cause de sa ressemblance avec son cousin, le rosé des prés.
Jour J-1 : virée en pays haut-saônois et récolte prémonitoire d’agarics jaunissants
En cette journée ensoleillée de la deuxième quinzaine de novembre (une période tardive mais maintenant encore propice aux sorties mycologiques grâce ou à cause du réchauffement climatique), j’avais, en compagnie de mon épouse, décidé de prospecter un nouveau site, une forêt domaniale haut-saônoise réputée pour la qualité de ses feuillus et finalement située à une vingtaine de kilomètres de mon domicile baumois seulement.
Une habitude désormais bien ancrée chez moi que de varier les plaisirs et de découvrir des territoires nouveaux. La lassitude au fil des saisons de fréquenter toujours les mêmes bois, la monotonie d’y récolter ou observer toujours les mêmes espèces, l’espoir de dénicher ailleurs de merveilleuses trouvailles, un goût prononcé pour la topographie, l’attrait de l’inconnu, bref, de nombreuses et légitimes raisons pour étendre largement mes champs d’investigation.
En fait, restons humbles ; l’aventure n’est jamais périlleuse ; la carte d’état-major est, au préalable, étudiée avec minutie et le recours au GPS exclut toute erreur grossière d’orientation sur le terrain.
L’opération de repérage avait été réalisée avec succès puisque, cet après-midi-là, nous avions arpenté cet immense bois de long en large. En revanche, au point de vue récolte, pas d’espèces remarquables, seulement des communes dont les deux comestibles évoquées ci-après trouvées en abondance :
– des pieds bleus (Lepista nuda), vous savez, ces champignons savoureux et charnus qui font le pied de nez aux rigueurs hivernales, qui bravent le gel de leur plein gré, transis dans leur livrée lilacine,
– des pholiotes ridées (Cortinarius – ex Rozites – caperatus) ou, plutôt, soyons honnêtes, leurs cadavres puisqu’elles étaient dans un état de décomposition avancée. Dommage car cette pholiote est un comestible de choix trop souvent dédaigné, délicieuse à condition de la cueillir jeune et de rejeter les pieds. Mais j’avais été heureux de les rencontrer là, sous les hêtres en groupes, car elles sont absentes dans les lieux calcicoles que je fréquente habituellement, se plaisant uniquement sur sol acide ou acidifié.
En tout cas, j’avais bien enregistré et mémorisé à jamais ce lieu et cette période, particulièrement propices pour organiser des visites futures avec nos adhérents et combler ceux qui sont volontiers portés sur la casserole.
Un autre ravissement allait nous être proposé par dame Nature. Nous avions aperçu à l’aller, quelques dizaines de gros chapeaux blancs regroupés sur un demi-are derrière un gros chêne et émergeant dans un champ vert vif coupé à ras. Nous étions évidemment convenus de leur rendre une visite amicale sur le chemin du retour.
– Des rosés des prés, s’était écriée mon épouse.
– Probablement, c’est l’agaric le plus commun mais pas sûr, lui avais-je répliqué. La disposition en rond des sporophores et leur forte concentration m’orientaient vers d’autres espèces. Je m’amusai alors à échafauder différentes hypothèses plausibles.
– Des boules de neige ou agarics des jachères (Agaricus arvensis) avec leur anneau à roue dentée bien dessinée et leur odeur anisée ?
– Des agarics neigeux (Agaricus nivescens ou osecanus) qui m’avaient honoré de leur présence dans ma propre pelouse la semaine précédente ?
– Des agarics géants des prés (Agaricus macrosporus ou urinascens) qu’une adhérente baumoise m’avait apportés tout récemment pour détermination ?
Cette dernière m’avait d ’ailleurs fortement amusé en me disant : « Vous savez, ils sont bien comestibles. Mes grands-parents et mes parents les ont toujours consommés. Étonnant, c’est bien la première fois que je n’avais pas à répondre à la sempiternelle question : « Est-ce que ça se mange ? »
– Et pourquoi pas des lépiotes pudiques (Leucoagaricus leucothites) qui présentent aussi des chapeaux convexes, charnus et entièrement blancs ? Après tout, elles avaient bien pullulé au cœur de l’automne sur les pelouses du quartier de la Prairie à Baume. J’avais d’ailleurs renseigné les riverains curieux mais m’étais bien gardé, pour une obscure raison, de révéler la comestibilité de l’espèce. En fait, je pense avoir été commandé par la crainte d’une confusion future avec les amanites blanches. Il est vrai aussi qu’à Baume, malheureusement, après le décès d’un enfant de 8 ans en 1982 par ingestion d’amanites phalloïdes blanches, nous sommes encore plus sensibilisés qu’ailleurs aux problèmes d’intoxication.
Je ressassais encore mes pronostics quand nous arrivâmes sur le lieu qui devait rendre son verdict. Ma curiosité allait enfin être assouvie. Mais c’est un zéro pointé qui m’attendait. J’avais tout faux. En effet, à quelques mètres de l’immense rond, le chapeau typiquement tronconique de nos accueillants avec un sommet aplati ne me laissait déjà plus aucun doute. Par acquit de conscience, j’avais coupé la base bulbeuse du pied avec mon couteau et observé immédiatement une tache centrale d’un jaune soufre assez vif. Même pas utile de renifler sa forte odeur de phénol ou d’iode (encre d’écolier). Devant nous trônaient assurément des agarics jaunissants (Agaricus xanthoderma). Magnifiques, dans une tenue impeccable à la blancheur immaculée, ces saprophytes apparaissaient là en pleine santé, se repaissant, sans doute, à satiété, des feuilles en décomposition du gros chêne qui les surplombait.
En réalité, c’est peut-être la première fois que je les observais personnellement in situ. Je connaissais bien la variété grise toujours présente lors de notre sortie de fin d’automne au Sabot de Frotey avec notre mycologue local tant regretté Christian Frund. Mais ce sont uniquement les apports d’adhérents à nos séances de détermination du lundi soir qui m’avaient permis de me familiariser avec les exemplaires type.
Voilà des arguments sérieux, des excuses fondées pour ma défense d’avoir mal déterminé par anticipation. Je pense bénéficier des circonstances atténuantes.
Bien sûr, je suis de mauvaise foi. On peut me le reprocher mais on ne m’enlèvera pas la joie de cette escapade fongique de J-1.
Jour J : énorme indigestion d’agarics jaunissants
En ce nouveau jour, j’avais banni les champignons de mon programme de réjouissances. Je me consacrais à mes autres activités favorites. J’ignorais encore que les événements à venir allaient chambouler mes intentions de la journée et ramener finalement la fonge contre mon gré au centre de mes occupations.
Au milieu de l’après-midi, la sonnerie de mon portable avait retenti dans mes prothèses auditives. Le numéro affiché était celui d’un téléphone fixe avec l’indicatif de Baume, ce qui m’avait incité à répondre. A l’autre bout du fil, une voix masculine chevrotante d’une personne âgée.
« Bonjour monsieur. Je vous téléphone sur recommandation de la pharmacie du Centre. J’habite tout à côté, à telle adresse et viens d’y aller pour montrer des champignons récoltés par ma fille. Ils ne les connaissent pas et m’ont conseillé de m’adresser à vous. »
Et oui, de nombreuses personnes s’obstinent encore à se rendre chez les pharmaciens pour déterminer leur cueillette. Malheureusement, ces derniers pâtissent d’une méconnaissance quasi-totale de la mycologie qui ne représente plus qu’une option souvent négligée dans leur cursus universitaire. A partir de ces constats, je m’étais donc résigné, en dépit des dérangements occasionnés, à confier mes coordonnées aux trois pharmacies de Baume. Eviter d’éventuels accidents restait, quand même, prépondérant.
– Où votre fille a-t-elle cueilli ses champignons ? questionnais-je.
– Dans des prairies. Elle a pour habitude de me ramener des rosés des prés mais franchement, ceux-ci ne sont pas comme d’habitude ; ils ne m’ont pas l’air catholiques (sic) bien que leurs lames soient roses.
Des renseignements essentiels. On avançait à grands pas. Je pensais à mes agarics de la veille et, en particulier, aux jaunissants. J’allais orienter mes questions en conséquence.
– Est-ce que les chapeaux de vos champignons sont difformes, pas convexes, pas très réguliers ?
N’osant pas utiliser des adjectifs plus appropriés comme tronconiques ou trapézoïdaux.
– Oui, un peu.
Là, on faisait du sur place. Je n’’avais à l’évidence pas été très pédagogue. Il fallait faire plus simple.
– Vous allez prendre un champignon et lui gratter la base du pied avec votre ongle et me dire si une couleur jaune apparaît.
– En fait, les pieds sont pleins de terre et je ne vois rien.
Pressentant qu’on ne pourrait pas aboutir :
– Je vous propose de m’apporter quelques exemplaires chez moi. J’habite à telle adresse.
– Attendez, j’ai 94 ans et n’ai pas de voiture.
– Bon, je dois descendre en ville. Je m’arrête chez vous dans 10 minutes.
– D’accord. Je vous attends.
Me voilà donc entraîné dans un petit quartier résidentiel de Baume particulièrement paisible, coincé entre deux routes passantes, tapi dans un écrin de verdure, protégé par plusieurs sens interdits et impasses, un quartier qui traverse le temps sans aucun fait divers notoire. Des maisonnettes anciennes de plain-pied, modestes, toutes bâties sur le même modèle avec un jardin potager attenant visiblement partout très bien entretenu.
Mon nonagénaire, une personne bien valide, à l’allure robuste et solide pour son âge avancé, m’accueille sur le pas de la porte avec un large sourire et de chaleureux remerciements. Il me fait rentrer par la cuisine. Pas de commentaire de sa part. Ça aurait été de toute façon bien superflu. Je me retrouve planté là, complètement ébahi, devant une table ronde de cuisine au format standard d’1 mètre 20 de diamètre, complètement recouverte sur une hauteur de 20 à 30 cm par des agarics jaunissants que j’ai immédiatement identifiés !!! A vue de nez, une bonne quinzaine de kilos de sporophores tous aussi crottés les uns que les autres. Quel contraste avec ceux superbes rencontrés la veille. Ceux-là semblaient avoir été récoltés dans un champ de labour.
« Vous avez rudement bien fait de me consulter et c’est bien de votre part, d’avoir ressenti quelques doutes. Désolé, mon brave monsieur, mais j’ai le regret de vous certifier que tous ces champignons sont toxiques. Ils sont très indigestes et vous auraient flanqué une sacrée gastro-entérite. Vous auriez même pu vous retrouver à l’hôpital comme la plupart des imprudents qui les ont confondus avec les rosés des prés. Je vais vous noter son nom exact et vous pourrez, vous et/ou votre fille prendre plus ample connaissance sur internet de ce perfide empoisonneur. Il n’y a pas trente-six solutions : il faut vous en débarrasser au plus vite, par exemple dans votre compost. »
Je n’avais pas été trop péremptoire, mon hôte très déçu étant manifestement quelqu’un de raisonnable qui répétait sans cesse « Je m’en doutais » et qui allait obtempérer.
Ma mission était terminée. Je me fais raccompagner en direction d’une deuxième sortie avec passage obligé dans la salle à manger. Et là, j’ai stoppé net mon élan, me surprenant à reculer machinalement de plusieurs pas pour embrasser intégralement le spectacle hallucinant qui m’était proposé. Sur la table rectangulaire à la longueur classique de 2 mètres gisait à nouveau, un amoncellement d’agarics jaunissants toujours souillés de terre. Au juger, une trentaine de kilos ! La première présentation à la cuisine n’était donc qu’un aimable échantillon !
Totalement stupéfait, je suis resté muet, incapable d’émettre un quelconque commentaire. Même pas une remontrance de ma part sur cette récolte démesurée, astronomique de près d’un demi-quintal au total qui représentait plus de cent fois la quantité autorisée par le décret préfectoral du département. Pas non plus de question, pour étancher ma soif de savoir, sur la destination qu’envisageaient le père et sa fille pour tous ces champignons. Ne se prêtant que très médiocrement à la dessiccation, leur sort aurait-il été la mise en conserve dans des bocaux ? Je ne le saurai jamais car je n’ai pu bredouiller qu’un banal « bonne soirée et au revoir. »
Agaric jaunissant (Agaricus xanthoderma)